PAROLES DE DEFENSEUR DES DROITS DE L'HOMME
LA SANTE ET LES DROITS DE L’HOMME
Malades sans frontières
par Bernard Kouchner
Souvenons-nous : 1995-1996. L'arrivée des traitements antirétroviraux transforme le paysage du sida dans les pays du Nord. Les patients ressuscitent, réapprennent à vivre. Le sida n'est plus une condamnation à mort. Chez nous. Mais là-bas l'hécatombe continue et s'amplifie. Par milliers, par dizaines de milliers meurent des femmes et des hommes. Par milliers des orphelins cherchent à survivre.
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A la conférence d'Abidjan (décembre 1997), la stratégie était encore au tout-préventif ! Comment ne pouvait-on pas comprendre dès cette époque que prévention et traitement ne peuvent être dissociés ?
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Avec le soutien de Jacques Chirac et de Lionel Jospin, nous avions alors lancé l'idée d'un Fonds de solidarité thérapeutique international (FSTI). L'ingérence thérapeutique était née, idée folle ! Médicaments trop chers. Ressources humaines et matérielles insuffisantes, protestaient certains. Ce fonds a vu le jour : il a développé des programmes de prévention de la transmission de la mère à l'enfant et de traitement dans cinq pays africains. Il a, comme d'autres projets pilotes, montré qu'il était possible de traiter des malades dans des pays pauvres.
Mais que de retard pris pour que les firmes pharmaceutiques acceptent de baisser le prix des médicaments de 90 % et pour que les génériques puissent enfin être disponibles. Ou pour que la communauté internationale se mobilise : plus de trois ans après Abidjan, l'Assemblée générale extraordinaire de l'ONU lançait le Fonds mondial contre le sida, la tuberculose et le paludisme. Mais seulement 4 milliards de dollars sur les 10 promis lui ont été versés.
La Banque mondiale, longtemps adepte de stratégies de prévention uniquement, a compris que le sida est en passe de devenir dans certains pays une des principales causes de régression économique et sociale et qu'il devient urgent de soigner les malades.
Cette mobilisation financière est loin d'être suffisante et ne pourra s'amplifier que par une volonté politique supranationale, et en particulier européenne. Elle n'est pas tout. Le pari du traitement de millions de patients dans les pays du Sud doit passer par un effort sans précédent de solidarité et de partage.
Ce message commence seulement à être entendu. Européens et Américains s'accordent maintenant sur la nécessité d'un "passage à l'échelle", expression policée pour dire l'urgence d'intervenir avant qu'un continent ne soit complètement exsangue. On veut donc lancer un programme majeur de prise en charge "3 by 5", orchestré par l'Organisation mondiale de la santé : 3 millions de malades traités d'ici à 2005. Au regard des 30 millions d'Africains touchés par le sida et des chiffres alarmants qui nous arrivent d'Asie, cette ambition peut sembler bien limitée. Pourtant, le monde médical sait combien ce pari sera dur à tenir.
Je souhaite une fois encore que nos partenaires suivent la France sur un point crucial : la solidarité internationale ne peut pas se limiter aux aspects financiers. L'argent, il en faut, il en faut même beaucoup, et nos promesses doivent être rigoureusement tenues. Sans cet argent, rien n'est possible. Si les coûts ont été divisés par 10 ou 15 dans de nombreux pays grâce aux baisses de prix des traitements et à l'arrivée des génériques, les patients ne bénéficient pas de système de protection sociale. Il leur est impossible d'assumer sur la durée nécessaire - la vie entière - le coût d'un traitement qui représente plusieurs mois de salaires par an.
Le financement des médicaments ne représente pourtant qu'une partie de l'équation. Comment prescrire, suivre l'évolution de la maladie, s'assurer de la bonne observance des traitements, lutter contre les résistances lorsque seulement quelques dizaines de médecins sont à même de suivre des milliers de patients dans un pays ? Comment imaginer traiter les 80 % de malades du sida qui s'ignorent faute d'organisation du dépistage et de traitement équitable ? Il faut s'en remettre aux communautés et aux associations locales, en aménageant au mieux l'environnement indispensable.
En 2002, nous avons mis en place une approche novatrice avec la création du groupement d'intérêt publicESTHER [Ensemble pour une solidarité thérapeutique en réseau] s'appuyant sur les établissements hospitaliers et les structures de santé du Nord et du Sud. Cette initiative internationale fondée sur des jumelages hospitaliers (déjà 40 hôpitaux français impliqués et beaucoup plus demain) et associatifs se veut l'outil pour structurer, au Sud, une offre de soins pérenne permettant aux patients de bénéficier d'une prise en charge de qualité, adaptée au contexte sanitaire de leur pays. Le jumelage permet d'assurer une vraie décentralisation de la prise en charge.
C'est ce qui se produit par exemple entre l'hôpital de Kayes au Mali et l'hôpital de Saint-Denis (France). Cette région - plus d'un million d'habitants - est la première à bénéficier de la décentralisation de l'initiative malienne d'accès aux antirétroviraux. Le risque de nos interventions traditionnelles de coopération étant de favoriser l'équipement et la formation du personnel des centres hospitaliers des grandes capitales alors que la majorité des personnes touchées par le VIH, dépistées ou non, vivent loin des villes et n'ont pas d'accès aux soins.
En 2003, nous avons lancé des sessions de formation pour 1'000 médecins et infirmiers, pour financer des plateaux techniques et laboratoires et assurer les premiers traitements dans les 10 pays (34 villes au Bénin, Burkina Faso, Cambodge, Cameroun, Côte d'ivoire, Gabon, Mali, Maroc, Sénégal, Vietnam) où ESTHER intervient.
Je me bats pour que cette initiative française, qui fait déjà ses preuves, soit démultipliée partout, au plus vite. D'autres pays européens adhèrent à la démarche et développent des relations de compagnonnages entre hospitaliers, associations du Sud et du Nord. Les hôpitaux américains se rapprochent aussi du GIP ESTHER. Nous souhaitons travailler avec les industriels du Global Business against AIDS et avec le Fonds mondial. Le moment vient où ESTHER - initiative française - sera imitée partout.
Je crois dans ces approches globales. Il faut inciter les milliers de séropositifs qui s'ignorent à être dépistés, soignés, d'abord dans des structures de santé de qualité, puis au sein de leurs communautés. Il s'agit donc de former davantage de professionnels de la santé, et de travailleurs sociaux. Et de pérenniser cet effort pour permettre aux pays bénéficiaires d'assurer et de renforcer, à leur tour, ce même élan, dans les grandes villes et au niveau des bourgs et villages.
Le "passage à l'échelle" ne se gagnera pas seulement au travers d'une approche urgentiste ou sécuritaire qui prend rarement en compte les situations locales, et encore moins la nécessité de développer les capacités locales de prise en charge. La catastrophe planétaire que représente cette pandémie a donné naissance au Fonds mondial, expression de la solidarité internationale. Ne nous arrêtons pas au Fonds. La solidarité internationale doit être un vrai projet politique mondial. Je me battrai aux côtés de nos partenaires pour que les engagements pris soient tenus et portent leurs fruits d'ici à 2005.
Mais au-delà ? Demain, cancer, diabète, maladies cardio-vasculaires, "maladies de riches" provoqueront à leur tour des millions de morts chez les "pauvres". A moins que... le sursaut des années 2000 ne permette la création de vrais systèmes de protection sociale dans les pays en développement. La France s'y emploie. Il s'agit de créer une "protection sanitaire minimum"pour le monde. Appelons cela "Malades sans frontières". Je sais : personne n'y croit encore. Je trouve que c'est plutôt bon signe...
Bernard Kouchner, fondateur de "Médecins sans frontières", ancien ministre français de la santé, président du conseil d'administration du GIP ESTHER. Point de vue publié par le quotidien Le Monde, Paris, 30 novembre-1er décembre 2003.
KOUCHNER fut ministre des affaiores étrangères dans les a nnées 2000.